« Préface » |
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« Que faisaient résonner les sabots qui apportaient la mort sur des chevaux bleus maquillés de temps? Un son d’exil …
Que faisaient résonner les chevaux bleus de la mort lorsqu’ils éteignirent tes yeux qui recherchaient le calme? Un son d’exil? De désert?
Peut-être était-ce comme un océan endormi qui commence à se lever à la moitié du sommeil? »
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J’ai reçu hier le manuscrit des poésies de Leandro Calle, traduites et présentées par l’ami Yves Roullière. J’ai reçu hier un morceau de temps. C’est un objet étrange, volatil, silencieux, pourtant lorsque j’en approche mon oreille, j’entends un murmure. C’est le bruissement de la poésie. Et c’est la poésie d’un homme habitué très jeune à la prière. Jusqu’à hier, je pensais que la poésie était indissolublement liée à la musique. Dans ses silences et ses soupirs. Dans les échanges et les pactes que nous passons avec nos propres démiurges. Tous ces petits dieux secondaires et secrets que nous cachons en nous, comme un dernier rempart contre l’absolutisme. Mais je suis bien forcée d’admettre que, pour certains d’entre nous, la musique ne suffit pas, n’explique rien, n’est qu’une facilité. Ou bien, il faudrait retrouver la musique des cavernes, de la préhistoire, des premières liturgies humaines. Celle que Jean de la Croix, dans son Cántico, appelle la música callada, la musique tue, la musique muette, la musique tacite. Celle que le silence du temps a absorbée en lui et qui est là quelque part, sans que nous possédions les codes pour la déchiffrer. Du moins la plus grande part d’entre nous. Mais lui, le poète Leandro Calle, il a été contraint de les retrouver, ces liturgies muettes. Il le fallait. Il ne pouvait pas seulement offrir des prières rabâchées au fil des siècles, des prières communes aux bourreaux et aux torturés, à ceux dont les corps ont été jetés comme des déchets dans l’estuaire du Río de la Plata. Qu’une partie d’un peuple se donne le droit, au nom d’une idéologie et avec la bénédiction d’une partie du clergé, d’en faire disparaître, d’en emprisonner et torturer une autre partie et c’est tout l’édifice du langage de la prière, de la poésie et de l’humanité qui s’écroule. Il y a quelque temps et sans connaître Leandro Calle, j’ai écrit dans un livre: « … tellement étonnée que nous n’ayons qu’un alphabet, les tortionnaires et moi. Un alphabet en commun… Les mêmes lettres pour dire… » Je ne prétends pas connaître les arcanes secrets des liturgies primitives. Mais cela, je l’ai compris aussi, que les mots passés par le hachoir des idéologies fascistes se transforment en une bouillie extrêmement indigeste et nauséabonde et qu’il faut alors repartir très loin, en amont, vers la nuit des temps, vers les temps d’avant les empires et les impérialismes, d’avant les totalitarismes et les armées et les bruits de bottes, vers des temps perdus dans le silence pour, peut-être, parvenir à réparer les mots et à nouveau leur donner vie. Le philosophe italien Giorgio Colli, poète aussi et explorateur des temps immémoriaux, disait que « ce qui s’est produit il y a un instant ou un millénaire est perdu dans la même mesure ». Le mot est lâché. Mesure. Peut-être n’est-ce que cela? Dans son introduction, Yves Roullière parle de labyrinthe. Construction mythique qui traverse la littérature aussi bien que les géographies du continent sud-américain (que l’on pense à El laberinto de Borges ou à Rayuela de Cortázar, entre autres). Construction qui traverse la poésie de Calle de part en part, offrant refuge aux disparus et aux clandestins. Et il faut desceller chaque grain de plomb ou de pierre caché sous la dentelle des mots pour connaître le poids d’une telle construction. C’est une poésie qui emporte au galop de ses chevaux bleus, hallucinés, les villes et les corps. Elle nous donne des yeux pour voir là où les regards se détournent, non par indifférence, mais par stupeur. Il cherche désespérément quelqu’un ou quelque chose dans les œuvres des humains, nous entraînant de l’Antiquité à la contemporanéité la plus immédiate:
« La pluie douce comme la venue d’agneaux si blancs. À nouveau ta manière, ta façon de faire et l’animal qui habite au fond de moi (le buffle, le taureau, le minotaure) s’agenouille à nouveau devant cette pluie. »
Tant de choses que nous ne savons pas tant que les poètes ne nous les ont pas dites. Sans eux, le monde ne serait pas monde, mais un chaos bien ordonné de réel, bien, si bien nommé qu’il blesserait notre mémoire. Que « les étoiles sont les ossements de Dieu », que le Dieu, exilé à jamais dans la résurrection, puisse s’agenouiller devant la pluie, comme ses fidèles s’agenouillent devant lui et que dans les mots de la poésie l’on ne sache plus si le poète s’adresse à une femme, à un homme, ou à son Dieu, nous en avions une connaissance passive, quelque chose que le poète argentin Roberto Juarroz exprime ainsi:
« Sur une marge qui existe D’un monde qui n’existe pas Dire une parole qui existe Sur quelque chose qui ni n’existe ni n’existe pas*. »
Mais jamais auparavant et avec tant de générosité, un poète ne nous en avait livré les secrets. Leandro Calle nous en fait part de manière singulière, si singulière qu’à le lire on a la certitude que lui seul peut nous entraîner dans un tel vertige, nous aider à dérober une simple étincelle:
« Cousu d’un fil de feu gît dans la pierre un immobile Prométhée. »
Les poèmes à son père font résonner jusqu’aux fondements de l’ombre. Et nous ne pouvons plus que lever nos regards vers le ciel nocturne pour poser la question: Dieu est-il mort que ses ossements peuplent le ciel? Mais la réponse sera toujours différée et faussée, car Dieu est mort autant de fois qu’il a fallu rendre compte d’un désastre humain et la poussière de ses squelettes peut alors se faire étoile dans l’encre de la poésie:
« Ils vinrent avec la lumière au nom de la lumière imprévus comme un chœur d’anges au milieu de la nuit.
Mais leurs ailes étaient noires. »
23 décembre 2021
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