Retour à l’accueil

« Anatomie comparée des Salomé(s)»

Préface à Salomé(s)


 

Être plurielle tout en n’étant pas, voilà qui n’est pas fréquent et qui ne doit pas être simple à porter. Dans le cas de Salomé, le poids est d’autant plus lourd qu’il se conjugue à l’Histoire, aux historiettes et à la libido priapique, ou pas, de quelques mordus de l’entre-chattes et du sein naissant. Sans parler du Saint tout court. Le Baptiste.

Il faut avant tout lever un malentendu. Salomé, qu’elle ait existé ou pas, qu’elle ait dansé ou pas (il y a beaucoup de présomptions et de traficotages dans ce tragique événement), n’a jamais demandé la tête de Iaokanann. Elle en était bien incapable, ou alors l’enfance n’est pas ce que l’on nous a fait croire et l’innocence enfantine un vain mot. Si les relevés historiques sont justes (ils le sont rarement, mais admettons), elle avait moins de douze ans, ce qui semble un peu jeune pour s’écrier: apportez-moi la tête du barbu là! Nous ne sommes pas à Hollywood, même si de pulpeuses Salomé y furent plus d’une fois mises en scène. La tête sainte du Baptiste, c’est maman Hérodiade qui a ordonné à sa fille d’en réclamer la décollation.

Est-ce une décollation symbolique? Tout ici est-il symbolique? En tout cas, le symboliste que fut Gustave Moreau ne s’y est pas trompé. La Salomé qu’il a peinte symbolise, dans un xixe siècle hypocritement puritain, l’adolescente future, androgyne et dévêtue de transparence et de signes.

Elle fut ma première Salomé, celle que j’allais admirer dans le clair-obscur de l’atelier du 9e arrondissement; si bien que pour moi, Salomé symbolise tout autre chose que le palais d’Hérode en Galilée. Elle est de Paris, celui du xixe, déjà lancé vers le siècle qui dénudera les chairs en les broyant. Nous apprendre la cruauté sans nous rendre cruels, seul l’art en est capable.

Le corps de Salomé est un peu comme celui d’Orphée ou de Dionysos, chacun ou chacune en a voulu un morceau. Le grand festin symboliste, annonçant le Surréalisme, a servi la chair chatoyante de l’enfant ballerine à diverses sauces. Comme si elle se démembrait en dansant. Et un petit bout par-ci, un petit bout par-là, une cuillérée pour Flaubert et une autre pour Laforgue, la voilà renaissante de chacun de ses fragments, toujours intacte et à chaque fois plus désirable et lascive.

Lascif: du latin lascivus, enjoué, folâtre, enclin aux plaisirs amoureux.

Quelle mouche cantharide les a tous piqués ces barbichus à gilets de velours, pour que tous, ils s’enclinent aux plaisirs amoureux devant la tête tranchée du moraliste et colporteur en eau bénite? Le divin marquis les aurait-il ensorcelés? Et en un siècle où l’on guillotinait encore, une tête tranchée devait susciter de nombreuses questions à tous ces artistes et intellectuels, lesquels, nous le savons, sont toujours prêts à prendre fait et cause pour la victime.

En tout cas s’ils perdaient la tête pour la danseuse-enfant, ils avaient devant eux le substitut tout prêt à l’emploi.

Peut-on dissocier Salomé de Iaokanann? Peut-on dissocier la décollation de la castration? j’incline à le penser. Et puis pourquoi pas? Une tête tranchée sur un plateau d’argent, c’est un peu comme un lapsus. Me equivoqué dit l’espagnol pour dire « je me suis trompé ». L’équivoque est de taille, si j’ose dire. On ne taille pas une tête comme un costume. Et on ne la sert pas au dessert. Même si cela sert les sombres desseins d’une proto-opposante à la morale proto-chrétienne.

Salomé n’a rien demandé à personne. Face à elle, les maris de sa mère, les frères Hérode and Hérode, le duo bien connu et qu’elle a du mal à identifier, même si le beau-père ajoute un Antipas à son nom. Et cette mère à la vie conjugale compliquée, Hérodiade, troisième face du trio. C’est sur son ordre qu’elle danse et Iaokanann meurt parce qu’il a osé faire la morale à cette chienne de femme. Bitch, dirait-on maintenant. Ceci pour dire que Flaubert exagère qui donne la primauté à la mère, comme si la fille n’était qu’une doublure.

Il faut dire que faire connaissance avec une danseuse adolescente à demi-nue, sur le parvis d’une cathédrale, c’est bien de lui.

Mais alors Salomé serait-elle une invention chrétienne? Une représentation bien commode de la féminité, de ses dangers, de ses perversités? Si l’on en croit les lignes écrites par ce grincheux de Huysmans, c’est pire encore. Car avant de passer à la Trappe, notre glorieux misogyne n’a pas tripoté que des rosaires et égrainé des chapelets. Contre toute attente la Salomé de Joris-Karl est un monstre, ou un trésor – selon les propres aspirations de chacun – de sensualité.

Décidément cette enfant n’a pas fini de nous étonner. Il faut dire qu’elle personnalise l’étonnement. Car enfin, elle devait être elle-même bien stupéfaite de tenir dans ses menottes un plat portant une tête tranchée. Ça devait être dur à digérer.

Après, sont venues les doubles de Salomé, toutes celles qui se sont vêtues ou dévêtues de voiles ou de colifichets, pour réclamer non plus la tête d’un spectateur, ce qui serait excessif, mais du moins, leur participation ithyphallique. Ravivant plutôt de modernes bacchanales que le tragique événement qui a coûté la vie à l’annonciateur de Jésus. Celles-ci sont plus femmes qu’enfants (législation oblige) et donc de plus en plus éloignées de la Salomé princeps. Une Salomé femme n’a plus d’intérêt. C’est la candeur de Salomé qui nous la rend supportable, sinon elle ne serait qu’instrument, le double de cette mère abominable.

Elle danse comme dansent les très jeunes filles, comme dansent les planètes, la terre, les oiseaux, les insectes et les papillons. Elle danse et les autres entrent en transe. Elle inverse le rituel. Elle danse et ce sont les hommes qui sont possédés.

Parmi toutes les Salomé parsemées dans ce livre, la mienne ne se trouve pas. C’est qu’elle a peu à voir avec celles de ces messieurs, jeunes ou vieux. Ma Salomé est un ange. Un ange fechnérien. Une sphère. Elle abandonne tout ce galimatias du pouvoir et de la religion aux humains. Elle danse dans un élan vers le céleste, sa nature la prédispose à l’envol, non pas pour chuter avec Jules Laforgue (encore l’ange!), mais pour rejoindre les sphères célestes auxquelles elle appartient, pour s’alléger, se libérer du poids de sa parenté si laide et si tordue. Elle tourne et virevolte dans une spirale ascendante, survole l’assemblée et rejoint les cohortes d’anges, se mêlant à la danse cosmique. Et Fechner dans son Anatomie comparée des anges dit ceci: « … il n’est absolument rien de rigide chez les anges, tout semble tissé d’air et de lumière, leur peau la plus solide ressemble à celle d’une bulle de vapeur ou d’écume qui pourrait, elle aussi sphérique de nature, à volonté, se contracter, se dilater, se bomber ou se plisser… », et il ne s’y trompait pas, en déclarant aussi: « Ainsi chez l’homme la tête se détache-t-elle en partie, grâce au cou, du reste du corps et aspire à s’envoler vers le soleil, tout en luttant contre la pesanteur… »

Jeu déroutant de miroirs sphériques entre l’enfant céleste et le Baptiste? Rendez-vous angélique dans les espaces cosmiques?

Il est un autre jeu de miroirs déformants entre la mère et la fille sur l’échiquier tétragonique, gouverné par le pouvoir du Tétrarque, ce qui fait, avouons-le, beaucoup de carrés ou de rectangles pour la spiralique Salomé. C’est Apollinaire qui l’imagine ce jeu-là, et les échos décuplés par son double récit évoquent, à ne pas s’y tromper, les Monelle de Marcel Schwob. Monella, en italien, signifie « turbulente », et Salomé le fut dans toutes ces morts que les écrivains lui infligèrent comme on donne une fessée à une enfant dissipée. La plus cruelle est celle de Guillaume qui, rompant la glace entre elle et Iaokanann, la décolle à son tour et fait flotter sa tête sur le miroir de l’eau gelée du Danube. Miroir définitif et ­mortel. Mais n’est-ce pas lui, Apollinaire, qui a écrit:

Soleil cou coupé

?